La fréquentation par les pêcheurs de l’habitat de Germaine et des siens n’était pas frénétique ! Parce que les gestionnaires avaient voulu (c’était juste souhaitable) que la pression de pêche soit faible afin de rester valorisante pour les carpistes et également reposante pour la gente aquatique. Prendre une seule carpe en ces eaux relevait de l’exception et passait aux yeux de tous pour un petit exploit…
La vie tranquille de la Ballastière était parfois perturbée par des faits qui sortaient des habitudes. Germaine était friande de ces micro-événements qui faisaient que certains jours laissaient une trace indélébile dans les souvenirs de notre héroïne. Avec Nicole, pour d’autres raisons, Germaine était la mémoire de ces eaux et un peu de toutes les carpes spécimens, celles qui avaient le plus de savoir. Ce même savoir, c’était le quotidien qui le lui apportait car elle savait être à l’écoute de tout, et aussi et surtout curieuse de chaque petit événement qui se produisait sans que rien ne le laissât présager…
Germaine se souvenait bien : C’était un jeudi de juin….
Une petite camionnette blanche était arrivée à l’aube. L’homme qui en sortit était tout sauf un bipède pressé de tendre ses lignes. Dès qu’il fut hors de son véhicule, il libéra d’une sorte de cage posée et attachée sur le siège avant, un animal dont la couleur tirait sur le roux. Depuis son poste d’observation le plus proche, Germaine ne reconnut pas ce qu’elle savait n’être pas un petit chien ! Cette bête-là n’avait que 2 pattes et portait fièrement une sorte de petit chapeau dentelé de couleur rouge foncé sur sa tête…
Germaine était vraiment étonnée et elle écarquillait ses gros yeux pour mieux voir cet étrange animal. Il était recouvert de plumes comme il en tombe parfois des arbres, et qui flottent longtemps à la surface de l’eau, poussées par le vent jusqu’à s’échouer sur une rive ou une autre selon que le vent souffle dans un sens ou un autre. Cet animal bipède, Germaine le devina bientôt, était une poule terrestre. Par déduction, elle comprit qu’il y avait des ressemblances avec les gallinules (poules d’eau) qui sillonnaient en tous sens la ballastière et qui étaient ses amies, des amies amusantes en diable à pousser leurs cris stridents pour s’interpeller. Et puis leurs poussins noirs si turbulents qu’elle, Germaine, mettait un point d’honneur à sauver des dents de Messire Esox et sa famille aux 700 dents acérées. Les poules d’eau avaient pour Germaine une grande reconnaissance pour son maternage affectueux et désintéressé. Notre Germaine y pensait maintenant, ces amies, les Gallinules allaient peut-être pouvoir lui servir d’interprètes auprès de cette poule et de son maître qui était pour elle, d’une attention de…coq de basse-cour. Car elle voulait comprendre cet événement…Une poule à la pêche ? Ca, c’était une première !
Donc, loin de se mettre d’emblée en pêche, le bipède avec sa poule sur les talons, entreprit de faire le tour de la ballastière, s’arrêtant là, observant des petites choses au sol ou à la surface de l’eau. La poule, quant à elle, zigzaguait un peu derrière son propriétaire, picorant ci, picorant là, en frétillant de joie. C’était visiblement très bon ce qu’elle trouvait dans la rosée qui perlait sur les fines tiges du gazon sauvage et sur les autres herbes disparates : Plantin Lancéolé, Grand Plantin, Trèfle Blanc, Pissenlit….etc. Cette dernière plante aux feuilles dentelées dont les aigrettes étaient prêtes à s’éparpiller à la moindre brise pour semer sa descendance aux alentours, intriguait la poule. Ce serait amusant sans doute d’y mettre un coup de bec ! Le bipède continuait sa prospection, et finalement après avoir observé quelque chose de différent, il revint vers sa voiture, laissant sa poule à sa quête passionnée. Une minute plus tard, il était sur un autre poste, distant de 100 mètres du premier.
La poule revint vers lui et attendit qu’il la caressât et lui gratouillât son petit bonnet rouge.
Il lui dit :
– Ca va ma Cocotte ?
Germaine avait bien entendu :
-Voilà, elle s’appelle Cocotte ; c’est déjà ça, connaître un nom pour pouvoir engager la conversation Ajouta-t-elle in petto c’est tout de même mieux !
Le bipède lança sa ligne sur une tache de gravier que sa perspicacité avait décelée au milieu de nulle part mais qu’une risée avait brièvement matérialisée d’une fugace, mais plus nette nuance verdâtre. Ce bipède-là, c’était visiblement un grand observateur pour trouver ce tout petit mètre carré de fond dur au milieu de l’immensité vaseuse ! Et puis il y lança son seul montage savamment esché avec une précision chirurgicale… Après ça, il revint vers Cocotte qui arpentait maintenant la rive et pataugeait dans l’eau sur la bordure peu profonde… Et là, y avait du bon et même du très bon : des petits vers, des têtards, des planorbes, miam ! les planorbes ; elle adorait ce petit escargot à coquille ramassée et fragile et puis encore d’autres minuscules gastéropodes collés sur des petites pierres moussues. Un sublime mets de…poule, ces petits escargots ! Elle trouvait aussi de la nourriture oubliée par d’autres pêcheurs : des graines cuites ou non, des bouts de pain détrempés, des asticots noyés de toutes les couleur et plein de bonnes choses encore… La vie rêvée d’une poule des villes en villégiature à la campagne au fin fond de la France profonde. Son maître ne la quittait guère des yeux depuis qu’un renard avait failli la lui dérober un jour, au bord de cette même ballastière. Elle avait eu grande peur, sa Cocotte, mais depuis, son naturel insouciant avait repris ses droits…Cocotte a une heureuse nature !
D’où la vigilance du pêcheur, plus à la surveiller elle, que son unique ligne…Cocotte revenait vers lui immédiatement quand il lui sifflait un air que Germaine connaissait bien pour l’avoir entendu jouer à l’harmonica. Oui, vous savez ce petit objet un peu long qui donne de jolis sons quand un bipède souffle dedans. Le bipède joua le Temps des Cerises et Cocotte revint vers lui aussi vite que ses petites pattes le lui permettaient. Ceci dit, elle ne s’attarda pas à proximité de son maître; peu après, elle était à nouveau à baguenauder de l’autre côté tout à fait insouciante et toute à sa quête de nouvelles délices…
Lors de cette deuxième escapade, les pieds dans l’eau, elle rencontra Germaine avec une gallinule en guise d’interprète. Cocotte vit la carpe et eut d’abord un mouvement de recul devant cette masse oblongue qui ondulait lentement près de la rive ! Mais très vite notre gallinacée fut rassurée par la présence de cette petite cousine noire qui, sans parler parfaitement son langage, s’exprimait suffisamment bien pour traduire les paroles de bienvenue de Germaine.
Germaine :
– Bonjour Cocotte, comment allez-vous ? Trouvez-vous assez de bonnes choses sur nos rives ? (Galinette traduisait simultanément, les propos de l’une, puis de l’autre)
Cocotte répondit, et quel caquetage ! :
– Oh oui, je me régale, et merci à vous de me laisser profiter des largesses de votre domaine. Je vais essayer d’être raisonnable ! D’ailleurs, j’ai pris du poids et, si je ne savais pas l’amour de mon maître pour moi, je craindrais bientôt qu’il ne me mette au pot comme le voulait pour son peuple, en son temps, le bon roi HenriIV. Enfin, c’est lui qui parle de ce Henri IV, moi, vous savez, je n’ai guère de culture générale. A part cette histoire où il est question de sauter du coq à l’âne, je ne m’encombre pas la tête. J’ai assez à faire à scruter le sol. Vous savez, un lombric et ben, ça vaut qu’on y regarde de près…Et puis les grillons que je surprends au sortir de leur petit terrier ? Ca c’est vraiment un délice ! Je suis sûr que vous aimeriez Germaine…
Ce premier contact plut à Germaine, et même si c’était pour parler comme les bipèdes le font presque toujours, de la pluie et du beau temps, c’était un premier contact. Et il en promettait d’autres moins banals…
Cocotte en les quittant leur dit ceci :
– Il faut que je vous quitte, il est midi et je dois pondre mon œuf. Bruno, il a ses habitudes. Et son œuf à la coque chaque midi, c’est sacré. A bientôt les amies ! Je vous apporterai à chacune un grillon pour que vous y goûtiez…
En arrivant à la voiture, Cocotte vit Bruno mettre à l’épuisette une belle carpe. Il rayonnait ! Après l’avoir posée avec moult précautions sur son grand tapis mouillé préalablement, il la décrocha rapidement mais avec douceur et beaucoup d’adresse. Les Fastgrip sont des hameçons qui ne causent pas de dommages lors des décrochages. Cette carpe-là, notre pêcheur ne la connaissait pas. Il ne l’avait jamais vue encore. Il l’estima à 15 kg environ avant de la relâcher avec une infinie tendresse. Bruno ne pesait jamais ses prises, ni ne les photographiait. Elles étaient « pour Lui », comme il disait…Et il fixait leur morphologie, leur écaillure, leur pigmentation dans sa mémoire au premier regard. Son œil était infaillible !
S’adressant maintenant à la poule :
– Bon à table Cocotte !
– Et mon œuf, où est-il cette fois, coquine ? Mais où as-tu pondu, diablesse à plumes ? Ah je le vois, ah toi, tu es une marrante, tu l’as pondu aujourd’hui sur ma casquette que j’ai laissée par terre !
– Merci ma Cocotte chérie ! Et c’est un gros aujourd’hui, un double, tu me gâtes !
Lui dit-il, en la caressant de la tête à la queue et lui laissant ensuite picorer quelques graines cuites dans le creux de sa main. Il le savait, c’était son péché mignon à Cocotte le maïs au miel. Et elle en faisait des côt côt côt… de plaisir en se régalant ces friandises.
Bruno retendit sa ligne avec autant de précision que la première fois. Après ce laps de temps son œuf serait juste comme il l’aimait…juste avant d’être mollet.
Cocotte elle ? Elle était déjà repartie pour essayer de retrouver Germaine et son interprète…Et puis, elle avait maintenant deux bonnes raisons de patauger sur le bord…
Décidément la vie à la campagne, pour Cocotte, c’était de vraies belles vacances…